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S.D.F.

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De la burle aux alizés

Saltimbanques Des Flots

FAKARAVA NUIT : LE GRAND FRISSON !

Dès le matin, un vent d’allégresse soufflait sur notre bateau,  sur ceux de nos amis plongeurs belges  et toulonnais : des va-et-vient en annexe, des rires, des cafés partagés, une première plongée à mettre en place, des horaires de marées à préciser…
La plongée du matin fut classique : une descente dans le grand bleu sur trente mètres, le courant entrant nous conduisant jusqu’au tombant extérieur, un arrêt sur trente-cinq mètres, accrochés à la paroi, le temps d’observer la faune importante, diversifiée, une remontée sur vingt mètres dans le canyon à l’intérieur de la passe, une pause à la petite grotte devant le mur de requin et, pour terminer en feu d’artifice, une remontée sur le jardin de corail suivie de l’arrivée sur la plage de Tetamanu.
Nos soixante-dix-huit minutes de plongée ont vidées nos bouteilles, Patrick plonge avec quinze litres, moi avec douze, je n’ai toujours pas commencé à fumer !
Comble de bonheur et grand luxe, Sané, le cuisinier de la pension, nous garde à déjeuner. Nous sommes attablés tous les huit, René, notre chauffeur d’annexe et Maryse, son épouse nous accompagnent.
Les pieds sous la table et sur la passe (la terrasse sur pilotis domine l’eau), l’assiette bien garnie, nous profitons sans parcimonie de notre repas lorsque Pierre lance l’idée d’une plongée de nuit.
Pourquoi pas ?
Patrick se lève aussitôt, entraine Pierre à la table voisine où Fine, le propriétaire de la pension, Sané et d’autres plongeurs dégustent tranquillement leur café. Je n’entends ni les questions ni les réponses, mais je vois les visages s’illuminer, les yeux briller, l’excitation envahir prématurément les garçons …La discussion est animée, joyeuse et pleine de promesses…
Je réfléchis un peu, personne ne m’a encore proposé de venir mais cela ne saurait tarder ! Je ne voudrais pas avoir de regrets en restant sur le bateau, inquiète aussi, je sais que l’occasion ne se reproduira pas de sitôt. Allez hop, ma curiosité un peu naïve tout de même l’emporte, je les accompagnerai s’ils m’acceptent avec eux !
Dès leur retour, Pierre et Patrick nous relate la conversation, les avis fusent, les questions abondent. Je la joue discrète un moment puis je ne peux m’empêcher de demander si je peux accompagner la turbulente bande de garçons. Patrick n’en revient pas, il me semble qu’il hésite un peu. Tous m’encouragent ensuite à les suivre, c’est décidé !
La mise en place nous occupera une bonne partie de l’après-midi, la plongée étant prévue à 19h30, le jour tombant de bonne heure sous les tropiques !
-Le catamaran des toulonnais prend la bouée se trouvant dans la passe, ce sera notre point de départ et d’arrivée de plongée.
- Patrick confectionne des manches de bois avec poignées en bout pour éloigner les requins trop curieux.
- Un grand bout flottant avec un pare-battages est installé à l’arrière du catamaran en cas de courant trop fort nous empêchant de revenir à l’arrière du bateau.
-Un flasher clignotant et sonore est suspendu à notre annexe, il nous guidera si nécessaire.
- les lampes et phares de plongées sont vérifiées, chargées, chacun aura également une petite lampe de secours.
Nous prenons une rapide et légère collation aux alentours de 17h, nous ne manquerons pas d’énergie, puis nous préparons avec un soin tout particulier notre matériel.
Nous nous retrouvons sur le bateau des toulonnais à 19h, après un trajet en annexe depuis notre voilier.
Les toulonnais ne plongent pas, ils ne possèdent pas de combinaisons longues et craignent pour leur mollets, nous partons donc à quatre, deux par deux.
Nous révisons une dernière fois les signes de nuit : petits cercles avec la lampe pour dire que tout va bien, mouvements verticaux pour signaler un ennui.
Nous nous promettons mutuellement de ne pas nous éblouir, ce qui parait simple de prime abord mais se révèle plus difficile que prévu.
Voilà, le grand moment est arrivé, que d’excitation, d’exaltation, d’adrénaline, nous allons vivre un moment passionnant, nous n’en doutons pas !
Nous descendons de suite sur dix mètres et sommes surpris par la force du courant ! Nous devons absolument nous accrocher sur une patate de corail pour ne pas nous laisser emporter ! Oui, mais voilà, il y a déjà des requins partout et ils ont l’air bien agités.
Je réussis à me caler au fond, je vois Patrick assez proche, tout va à peu près bien pour l’instant. Deux secondes plus tard, à quelques centimètres de nous, une frénésie de requins se déroule sous nos yeux, nous ne respirons plus, nous sommes tétanisés de peur et d’émotion. Des dizaines de requins gris, assez gros, se jettent avec avidité sur un malheureux poisson, leur vitesse de déplacement est impressionnante, leur agilité sans pareille, ce sont de petits bulldozers affamés et nous sommes là, au milieu, tout proches, trop proches !
Laurent Ballesta, que nous avons eu la chance de rencontrer, dit que nous ne savons pas comment se nourrit une meute de loups en regardant un chien manger dans une gamelle. L’image est belle, les requins nous paraissent dix fois plus forts que durant la journée, plus grands, plus costauds, plus nombreux et surtout plus voraces.
Quelques minutes plus tard, alors que la frénésie est terminée, je sens contre moi une drôle de caresse, je braque la lampe dans cette direction et je vois un énorme requin qui passe entre mon corps et le rocher sur lequel je suis accrochée. Lorsque je l’éblouis, il se dégage prestement et se queue heurte mon bras, aie, aie, aie !, je n’en mène pas large !
Patrick avance un peu, je le suis en rampant contre le courant. Hélas, je n’ai que deux mains, une tient la lampe, l’autre s’accroche et je ne peux plus me servir de mon bâton ! Si j’éclaire à droite, je vois des requins, à gauche c’est encore pire, si je dirige la lampe vers le sol, je ne vois plus de requins mais je perds Patrick de vue et cela ne me rassure pas.
Ceci dit, je n’ai pas vu du coup un requin gourmand gouter à l’une de ses palmes : il a senti son pied partir en arrière, a retenu fermement la palme en la bloquant le plus possible, le requin a fini par lâcher !
Alors que je me rapproche davantage de lui, comme un vrai rémora, je le vois agiter son bâton en direction d’un requin. Celui-ci semble s’éloigner puis se retourne et vient croquer le morceau de bois ! Le tout a duré une fraction de seconde mais la démonstration de force est claire et refroidissante ! Patrick me fait sans hésiter les signes indiquant la fin de plongée et la remontée, je le suis sans tergiverser, soulagée !
Nous remontons en ramenant les genoux contre la poitrine mais cela ne facilite pas le déplacement, tant pis, nous palmons comme nous pouvons, ce n’est pas le moment de penser à l’esthétique…
Arrivé sous le bateau, Patrick s’accroche au bout. Vite, il a la présence d’esprit de me tendre le bâton afin que je l’empoigne. Déjà, le fort courant m’éloignait du catamaran…
Je défais mon gilet stabilisateur en quatrième vitesse et je saute dans l’annexe, j’ai mes deux jambes, mes deux bras, ouf !
Nos comparses arrivent quelques secondes plus tard, Bruno était au fond avec nous, Pierre n’a pas eu le courage de descendre, c’était le plus sage de nous tous !
Bruno a eu lui aussi une palme mordue, mais il en a plutôt ri !
La plongée a donc duré une petite dizaine de minutes, mais celles-ci nous marquerons longtemps, c’est certain !
Nos hôtes n’ont pas besoin de nous questionner, nous parlons sans arrêt, excités comme des puces, chacun livre ses impressions, ses craintes, ses frissons, ses appréhensions…
Partagés entre la fierté, l’inconscience, la folie, la magie, nous ne savons plus exprimer clairement nos sensations.
Autour d’un apéritif bien corsé, d’un plat de pâtes ravigotant, la soirée se poursuit tard dans la nuit. Nos yeux voient encore les requins, notre peau les sent encore passer tout prêts, notre cœur bat encore la chamade…
Les conversations ne s’arrêtent plus, nous refaisons le monde, nous avons tous vingt ans…
Certes, je ne recommande à personne de tenter l’expérience, mais je ne regrette absolument pas de l’avoir vécue, un ange gardien veillait certainement sur nous !
Un jour peut-être, enfin une nuit, avec une bonne côte de maille, nous redescendrons voir les requins sous un autre jour….la nuit !